PÉDAGOGIE : ET SI LES GRECS AVAIENT DÉJÀ TOUT DIT ? 1/2

Dans cette mini-série de deux épisodes, le philosophe Jérôme LÈBRE nous raconte comment la question de l’Éducation a été pensée au fil de l’histoire de la philosophie. On pourrait même soutenir qu’à l’origine de la philosophie se tient un débat de société sur l’Éducation. Rappelons qu’une des raisons invoquées pour condamner à mort Socrate mentionne qu’il aurait corrompu la jeunesse athénienne de son temps (autrement dit, il pouvait être alors considéré comme un éducateur dangereux…) et que le débat qui l’a opposé aux sophistes, lui et son disciple Platon, portait à la fois sur la philosophie et l’enseignement : comment penser, qu’est-ce que la vérité, que transmettre ?

Socrate et Platon contre les sophistes, donc ? Mais qui sont ces ennemis historiques de la philosophie ?

Jérôme Lèbre - Écrivain et professeur de philosophie

Jérôme Lèbre - Écrivain et professeur de philosophie

Les sophistes, les premiers profs

« Tous les chats sont mortels, Socrate est mortel, donc Socrate est un chat. » (IONESCO, dans Rhinocéros). Voilà ce qu’on appelle un beau sophisme ! Un raisonnement apparemment logique, mais absolument faux. On peut sans mal imaginer la réputation de ceux dont il tire son nom : les sophistes. Et pourtant, les sophistes sont les ancêtres des profs.

Les sophistes doivent en effet leur réputation d’escrocs à Socrate et Platon. Ce dernier les a régulièrement mis en scène dans ses dialogues, écrits au IVe siècle avant J-C. Pourtant, ils étaient largement admirés à leur époque. Les sophistes étaient à la fois des maîtres et des penseurs ayant fait de la transmission du savoir leur profession (des enseignants-chercheurs, en quelque sorte !). Ils donnaient des cours payants à l’élite de la jeunesse grecque pour en faire de futurs citoyens engagés dans la politique de la cité. Au programme : astronomie, géométrie, musique, mais aussi éloquence, argumentation… Les sophistes se concentraient surtout sur les connaissances utiles pour gouverner. Plus largement, la finalité de l’Éducation ? S’adapter à son environnement, renforcer sa position sociale…

Socrate a beaucoup critiqué cette conception des sophistes, contestant à la fois la dimension pécuniaire de leur enseignement, mais surtout l’idée selon laquelle le savoir relève d’une utilité concrète. Selon lui, la sagesse et la vérité n’appartiennent à personne et ne doivent pas être monétisées. Plus fondamentalement, l’accent est porté moins sur les contenus de savoir que sur les valeurs, moins sur la rhétorique (comment dire et emporter l’adhésion) que sur la quête de sens ou de vérité.

Les réponses l’emportent sur les questions pour les sophistes. C’est le questionnement qui compte pour Socrate et Platon. « Je sais que je ne sais rien », voilà la seule certitude de Socrate, qui le place dans une posture d’apprentissage constant. De ce débat naît le concept de philosophie, étymologiquement philo, « qui aime », sophos, « la sagesse ». Socrate est le premier philosophe, le premier « amoureux de la sagesse ».

Inculquer ou accoucher le savoir

Les débats autour de l’Éducation qui agitent encore notre société remontent à plus de deux millénaires. Cours magistral ou pédagogie inversée ? Enseignement vertical ou interactivité ? Les Grecs s’intéressent aux mêmes questions et posent les bases de l’histoire de l’Éducation.

Tandis que les sophistes enseignent leur savoir de manière très descendante à des assemblées d’élèves, Socrate passe par le dialogue entre maître et disciple. Selon lui, tout être vivant possède la graine de la sagesse en lui. Le philosophe se compare à un accoucheur de vérité, une image crue, mais efficace : par les questions qu’il pose à son disciple, il fait naître la vérité de sa bouche. Son mode d’enseignement, appelé maïeutique, revient à apprendre à l’élève à réfléchir par lui-même pour trouver les réponses en lui plutôt que de les lui inculquer de manière verticale.

La vérité n’est pas un contenu et le but n’est pas d’inculquer un savoir, mais d’amener les élèves à élaborer par eux-mêmes un savoir dont ils sont potentiellement ou virtuellement déjà les porteurs : « Ils n’ont rien appris de moi, c’est de leur propre fond qu’ils ont personnellement fait de nombreuses découvertes qu’ils ont eux-mêmes enfantées » écrit par exemple Platon dans le Théétète. Autrement dit, le maître est une force d’impulsion qui doit activer la capacité de réfléchir propre à chacun.

Ça vous semble plus pédagogique ? Ce n’est pas un hasard. Les idées de Socrate ont gagné intellectuellement contre celles des sophistes, même si ces derniers demeurent des modèles que l’on rencontre à toutes les étapes des enseignements modernes… Platon, disciple de Socrate, crée la toute première Académie, puis Aristote poursuit avec la fondation de son Lycée, dont on a repris le nom. Toutefois, la méthodologie du dialogue se confronte à une contrainte forte : elle nécessite autant de professeurs que d’élèves. Pour former l’élite des citoyens grecs, ce n’était pas un problème ; pour éduquer les plus de douze millions d’élèves français, cela semble plus compliqué…

L’école, une partie de plaisir ?

Le mot « école » vient du grec scholê, qui signifie « loisir ». Paradoxalement, l’Éducation dans la Grèce Antique n’était ni douce ni amusante. Le précepteur, chargé de la discipline de l’élève, ne retenait pas ses coups pour soumettre le jeune aux règles. En France, le châtiment corporel à l’école n’a été interdit qu’en 1991.

Pourtant, l’enfant a une curiosité et une prédisposition naturelle à apprendre qu’il faut cultiver. En 1762, Jean-Jacques Rousseau propose une nouvelle pédagogie fondée sur la liberté dans Émile ou De l’éducation, un ouvrage surprenant qui a inspiré les pédagogies alternatives en vogue actuellement. Restez connectés, c’est le sujet du prochain épisode !

Jérôme LÈBRE enseigne la philosophie en khâgne. Il est l’auteur de nombreux livres où l’histoire de la philosophie lui permet aussi de s’interroger sur notre actualité : dans Éloge de l’immobilité, il s’interroge par exemple sur la vitesse et l’accélération dans laquelle est prise notre époque. Pendant le confinement, il a créé une chaîne YouTube : Philosopher au présent.